Ma rencontre avec Carla Serena

C’est tardivement et un peu par hasard que j’ai fait la connaissance du personnage de Carla Serena, l’une des quelques rares voyageuses du 19ème siècle et que j’ai compris qu’elle était mon arrière-arrière-grand-mère du côté maternel. Plus précisément, sa fille Lelia Mathilda Serena (1852-1915) était la mère de ma grand-mère Helen Denny Serena.

Lelia avait en effet épousé en 1874 mon arrière-grand-père William III Denny (1847-87), éminent architecte naval et partenaire de la société de construction navale de Dumbarton (Ecosse) William Denny & Brothers qui mit au point pour Denny & Co le premier réservoir expérimental (experimental tank) destiné à tester les modèles de navire et leur propulsion. En juin 1886, il part pour l’Argentine pour s’occuper de la filiale locale du chantier naval, La Platense Flotilla Company, société de construction de navires destinés à la navigation fluviale sur le Rio de la Plata. William, de tendance dépressive aggravée par l’éloignement de sa famille et les graves difficultés financières de La Platense Flotilla, se suicide à l’âge de 40 ans en 1887 à Buenos-Aires.

Lelia et William ont eu quatre enfants nés à Dumbarton (Ecosse) : Peter Robert, capitaine de Dragons qui mourut au combat le 24 avril 1900 au Transvaal (Afrique du Sud) durant la guerre des Boers, Leon Serena, capitaine de Dragons, mort au front le 13 mai 1915 près d’Ypres (Somme), Caroline Hartog décédée d’une intervention chirurgicale en 1907 à l’âge de 29 ans et Helen Leslie, ma grand-mère, la seule à avoir eu des enfants.

Lelia vers 50 ans

Lelia se remarie en 1889 avec Sir Bernhard Samuelson (1820-1905), également veuf, maître de Forges (ironmaster), élu au parlement britannique (house of Commons) à deux reprises et anobli en 188I. Devenue Lady Lelia Samuelson, elle décide au début de la guerre de 14-18 de suivre une formation d’infirmière de guerre. Elle travaille à l’hôpital anglo-belge de Rouen où elle meurt brutalement le 18 juin 1915 de « maladie », comme l’indique son avis de décès, probablement infectieuse, à peine plus d’un mois après la mort de son fils Leon. Lelia est enterrée dans le caveau familial Denny à Dumbarton.

Mon arbre généalogique maternel

Helen devient ainsi orpheline et sans famille directe. Elle avait fait la connaissance de son futur mari, Walter von Burg, lors d’un séjour à Rome où celui-ci poursuivait des études de droit. Elle l’épouse quelques années plus tard à Londres le 4 janvier 1916 à l’âge de 36 ans après avoir présenté son futur mari à son oncle Peter Denny, étonné qu’elle épouse un Allemand (en fait Suisse-allemand) et qui plus est catholique. En mars 1916, mon grand-père maternel est nommé attaché puis secrétaire de la Légation Suisse à Paris, sous le nom de Walter de Bourg, à la demande de la France dont le gouvernement ne souhaitait pas à l’époque de diplomate en résidence à Paris ayant un nom à consonnance allemande. En 1919, il est nommé secrétaire de la Légation suisse à Bucarest, puis est transféré en 1924 à Londres où il poursuit sa carrière diplomatique en tant que Secrétaire puis Conseiller. Helen et Walter ont eu deux enfants, ma mère, Caroline née à Paris en 1917, en pleine guerre, alors que les Allemands bombardaient la capitale et son frère Francis, né en 1925 à Londres. Ma mère qui, selon la tradition britannique, avait été mise en pension dès l’âge de huit ans à St Georges Ascot, une de ces traditionnelles boarding school, avait obtenu de l’Université de Londres, à la fin de sa scolarité en 1933, l’examen requis appelé Matrics. Elle part ensuite pour deux ans à Berlin et Paris, pour perfectionner son allemand et son français. Après avoir été admise à l’Université de Cambridge (au Girton college, à l’époque seul collège pour filles) en décembre 1935 elle repart en séjour linguistique à Rome mais est rappelée par son père à Londres en juin 1936 en raison du mauvais état de santé de sa mère. Celle-ci meurt le 13 juillet 1936, à l’âge de 55 ans, d’une entéro-colite. Caroline commence à l’automne 1936 ses études à Cambridge, mais en cours d’année, son père, nommé à un nouveau poste de consul général de Suisse à Munich, lui demande d’interrompre ses études en fin d’année scolaire pour l’accompagner dans son nouveau poste.

La famille Denny était proche de nous : je suis allé régulièrement en Ecosse, en particulier chez Edward Denny, un cousin de ma grand-mère qui, par l’effet de décalage de génération, était à peine plus âgé que Caroline. Il avait été le chairman du chantier naval familial qu’il m’a fait visiter au début des années 1960, quelque temps avant que la société cesse son activité en 1963. Edward parlait bien le français et venait souvent nous voir en Suisse. Ma mère nous avait aussi montré la biographie de son grand-père William qu’elle gardait soigneusement dans sa bibliothèque.

Si le nom de Serena ne m’était pas totalement inconnu – ma mère comptait parmi ses prénoms ceux de Denny et Serena – j’ignorais que mon arrière-grand-mère s’appelait Lelia Denny Serena et qui étaient ses parents. Ma mère m’avait toutefois raconté que sa propre mère avait souffert d’un certain manque d’affection de Lelia et que celle-ci s’était prise pour Florence Nightingale[1] dans sa vocation tardive d’infirmière. J’ai appris plus tard que Lelia avait elle-même été l’héritière de ses trois aînés. Ainsi, son second fils, Leon Serena, avait fait un testament en faveur de sa mère. Si celle-ci mourrait avant lui, sa sœur Helen deviendrait son héritière. En réalité Leon est mort en mai 1915 et Lelia en juin de la même année. Elle est donc devenue à quelques jours près l’héritière de son fils.

Lors de la naissance, en 1971, de mon fils aîné Arthur, mon grand-père Walter de Bourg m’a apostrophé en me demandant pourquoi au monde j’avais appelé mon fils par ce prénom alors que « l’oncle Arthur » avait déshérité ma grand-mère. Je n’avais jamais entendu parler de lui mais ai su un peu plus tard que celui-ci avait été l’héritier de Lelia et qu’il avait laissé l’ensemble de sa fortune à ses collaborateurs et en faisant des dons à différents hôpitaux et à des sociétés bénévoles. Il est en particulier connu comme le donateur fondateur de plusieurs chaires d’italien d’universités britanniques, dont les chaires Serena d’Oxford et Cambridge refinancées ultérieurement par la famille Agnelli (et devenues chaires Agnelli-Serena[2]). Ma mère m’avait également parlé à plusieurs reprises de deux vieilles tantes vivant à Londres, très riches, célibataires et plus généreuses pour leur famille qu’Arthur car elles avaient légué à leur mort pendant la seconde guerre mondiale une partie de leur fortune à ma mère et à son frère. C’est à la mort de ma propre mère en 2002 que j’ai découvert dans ses papiers le testament d’Olga et Maria Serena qui étaient donc les fameuses vieilles tantes et les filles de Carla. Et c’est un peu plus tard que j’ai appris que j’avais pour ancêtre un certain Leone Serena, d’origine vénitienne et probablement juive.

Muni de ces informations, et cherchant à en savoir plus, je trouve en ligne un article d’un universitaire italien[3] que je ne lis d’abord qu’incomplètement. Ce n’est que quelques années plus tard que je découvre vraiment Carla dont je n’avais guère retenu que le nom. En effet, en poursuivant mes recherches sur internet et en trouvant à plusieurs reprises son nom associé à celui d’une voyageuse du 19ème siècle, j’ai d’abord cru au hasard et à l’absence de lien avec cette lointaine parente. Mais, en creusant un peu plus et en lisant plus attentivement l’article cité plus haut, je me rends compte que Carla est bien mon arrière-arrière-grand-mère, que son nom de jeune fille, selon différents articles et livres à son sujet, est Carolina Hartog  Morgensthein, née à Anvers en Belgique et qu’elle a pris pour nom de plume Carla Serena. C’est ainsi que je peux compléter mon arbre généalogique du côté maternel. Je suis toutefois surpris par l’absence totale de trace d’une famille Hartog Morgensthein, même si le nom d’Hartog est relativement courant, en particulier en Flandre. M’étant pris à penser que ce nom de famille de consonance juive avait aujourd’hui disparu, peut-être pendant la seconde guerre mondiale au cours de laquelle la communauté juive d’Anvers avait été en grande partie exterminée, j’ai découvert l’existence d’un musée et centre de documentation d’Anvers, Kaserne Dossin, un mémorial de l’holocauste. Malheureusement, aucune trace n’est retrouvée concernant le patronyme Morgensthein (précédé ou non d’Hartog).

C’est finalement au début de 2022, qu’en m’adressant aux archives familiales de Flandre[4], je reçois les actes de naissance de Caroline et de ses enfants Lelia, Arthur et Maria.

Acte de naissance de Carolina Hartog Mergentheim

Acte n°556 : Le 19 mars 1824, à 3 h de l’après-midi, par devant nous Franciscus Josephus Bisschop, échevin de la ville d’Anvers et officier de l’état civil, est rédigé l’acte de naissance de Carolina Hartog Mergentheim, née le 19 mars à midi,fille légitime de Mozes Hartog Mergentheim , commerçant, âgé de 30 ans, natif de ‘s Hertogenbosch (Pays Bas), et de Duifje Beer Engersch, son épouse, âgée de 22 ans, native d’Amsterdam (Pays Bas).

Acte de naissance de Mathilda Lelia

Acte de naissance de ArthurDaniel Serena

J’ai également retrouvé dans les archives de mon grand-père maternel sa carte de visite et une note sur les Serena :

l’italien, je demandé à quelques personnes italophones de mon entourage de bien vouloir le lire. Celles-ci m’ont toutes fait part de leur grand intérêt et m’ont dit quelle femme exceptionnelle était Carla. J’ai donc pris contact avec l’auteur d’« Il Viaggio del Destino » qui m’a raconté combien la personnalité de son héroïne l’avait fascinée et qu’elle serait ravie que son livre soit traduit en français. Daniela et moi nous sommes aussi mis d’accord pour que je raconte la façon dont j’avais découvert mon ancêtre dans cet avant-propos. La traduction de cet ouvrage fut pour moi une façon de rendre hommage à cette arrière-arrière-grand-mère si mystérieuse et longtemps ignorée et que j’admire pour son goût de la liberté et sa façon de voyager. Il est aussi l’occasion de réfléchir à une sorte de secret de famille.

Plusieurs questions concernant Carla Serena demeurent en effet sans réponse. J’ignore pourquoi Carla écrivait en français, dans la mesure où elle était issue de parents d’origine hollandaise, née en terre flamande à Anvers.  Carla était par ailleurs une femme très discrète sur sa vie privée dont elle fait rarement état dans ses nombreux livre et articles.

Elle est très diserte sur ce qu’elle découvre et observe avec une grande curiosité. Elle s’est réellement prise de passion pour le Caucase et ses habitants. Mais elle reste très discrète sur sa vie privée dans ses nombreux livre et articles et ne fait jamais allusion au fait qu’elle est d’origine juive en particulier quand elle évoque les religions (dont la religion juive) des personnes qu’elle rencontre. Même s’il semble que Carla et Leone aient été baptisés et qu’ils se soient mariés à l’église.

J’ai personnellement trouvé stupéfiant ne jamais avoir entendu parler de Carla Serena dans le cadre familial, d’autant que ma mère était manifestement proche de ses deux grandes tantes Olga et Maria, filles de Carla. Mon grand-père connaissait son existence mais ni lui, ni ma mère ne m’en ont jamais parlé. Dans les vingt dernières années de sa vie, ma mère a été plongée dans le brouillard de la maladie d’Alzheimer mais elle recevait parfois la visite d’amies d’enfance anglaises. L’une d’entre elles nous a confié l’ascendance juive de notre grand-mère Helen Denny, fille de Lelia et petite fille de Carla. Nous l’ignorions totalement et avons émis l’hypothèse, sans réelle surprise, du possible sinon probable antisémitisme de notre grand-père. Ma mère et celui-ci qui ont vécu à la fin des années 1930 en Allemagne et en Autriche nazies ne nous ont guère raconté de souvenirs de cette époque contrairement aux nombreux récits de leur vie aux Etats-Unis où mon grand-père avait été muté pendant la guerre. Nous avons, de plus, appris après la mort de notre oncle Francis, frère de ma mère, qu’il avait cherché à cacher ses origines écossaises de peur qu’on puisse retrouver la trace de son origine juive.

Il est difficile aujourd’hui d’évaluer l’impact de la longue et volontaire séparation de Carla et sa famille et, plus tard, de son oubli (par le grand public et possiblement sa famille) tant sur les enfants de Carla, que sur sa descendance plus lointaine, en particulier notre grand-mère, notre mère et nous, ses enfants.

Philippe Cramer, 2023


[1]  F. Nightingale (1820-1910), issue d’une famille riche de la haute société britannique, devient infirmière, pionnière des soins infirmiers modernes et de l’utilisation des statistiques dans le domaine de la santé.

[2] https://www.humanities.ox.ac.uk/article/marking-two-100-year-anniversaries-of-the-agnelli-serena-chair-in-italian-studies

[3] Umberto Limentani, Leone and Arthur Serena and the Cambridge chair of Italian, 1919-1934, The Modern Language Review, vol. 92, No. 4 (oct 1997) 877-892

[4] administratie@familiekunde-vlaanderen.be